Voilà. Tout est terminé à présent. Classé, rangé ou presque… Il ne reste plus que lui, déplié et posé sur une chaise. A la fois comme en représentation et en attente. Mais que semble-t-il attendre, puisqu’il n’y a justement plus rien à attendre ? Une attente impossible, et pourtant. Je dois bien en faire quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Puisqu’il appartenait à quelqu’un d’autre. Une personne si proche, si chère, mais qui n’est plus. Et cela m’est d’ailleurs impossible de l’admettre, ou plutôt de l’intégrer. Elle a laissé tant de choses, de souvenirs, d’émotions en suspens… De ces émotions, une grande part m’était déjà comme en attente. D’en savoir davantage de son histoire, d’elle, de ses pensées, afin d’être au plus proche encore. Jusqu’à ce que le lien ne puisse se défaire. Comme un défi au temps et à ce qui (ceux qui) disparaît. Et pourtant l’impensable est arrivé : elle a disparu.

Mais il y a ce vêtement posé sur cette chaise. Des affaires, des souvenirs, des sentiments encore sensibles, il en reste tellement qui ne sont pas rangés. Inclassables. Je ne sais où les mettre, je les laisse errer dans ce temps, ce lieu qui n’en est pas un. Comme un entre-deux, un entre-temps. Mais ce vêtement, qui semble à lui seul contenir tous les autres. Être un condensé de ce qui a été, et qui reste. Que faire de lui ? Un vêtement se range dans une commode ou une armoire, mais je ne peux encore le ranger. Car cela serait reconnaître l’inéluctable, et d’une certaine manière l’accepter. Or, je ne l’ai pas encore accepté.

Un vêtement se porte, mais comment porter celui d’une autre personne, qui a été si proche. Comment savoir si cela serait prolonger encore un peu de son existence, lui rendre hommage, ou encore davantage marquer son absence. Pire : s’approprier son existence passée, la faire sienne comme en une sorte de vampirisme. Cela est-il possible ? Il s’agit pourtant d’une chose non douée de vie, un objet. Mais un vêtement me semble plus que cela. Comme une enveloppe, le même mot d’ailleurs pour désigner ce qui entoure, protège et porte une lettre. Adressée à qui, à qui s’adresserait cette enveloppe vide d’une personne qui n’est plus. Que serait le message, où commence et où s’arrête la limite d’une enveloppe… Le corps n’est-il pas lui-même une enveloppe ? Mais il est le contenant qui disparaît avec son contenu, le vivant. En dehors du corps, pourquoi alors reste-t-il un contenant, tant de contenants vides ?

Porter le vêtement de mon proche serait ajouter du vide au vide : mon corps lui-même étant devenu le contenant d’une absence à moi-même. Ma vie n’ayant eu de cesse à être une quête pour trouver ce qui me ferait sentir vivante. C’est le Tonneau des Danaïdes : J’avance en âge, et c’est comme si mon monde intérieur ne faisait que se rapetisser, se vider toujours davantage. D’illusions quand j’étais enfant en déceptions devenue adulte, à présent c’est l’amorce de la vraie perte. Étant une personne d’âge mûr comme on dit, qui vient de perdre un de ses proches. La seule chose qui ne se perd – pas encore : les mots. Pour dire, pour témoigner. Au fur et à mesure que j’avance vers le néant, l’aboutissement de ma vie comme de toute vie, il reste les mots. Qui prolifèrent et emplissent davantage l’espace, au fur et à mesure que la matière de la vie s’amenuise et se vide. Comme une étrange alchimie.

Alors les choses s’inversent : le sens qui se perd face à l’impuissance de la matière qui se désagrège et disparaît, se gagne sur un autre plan. Celui symbolique de l’esprit. Tant que reste encore l’esprit – lucide, il peut reconquérir ou du moins maintenir symboliquement ce qui s’est perdu. Face à la sidération et au chagrin de la perte, il faut du temps. Pour que petit à petit cette sorte d’alchimie étrange se produise : tisser les souvenirs passés en un tableau toujours présent. De mots de larmes et de sourires, comme une trame invisible qui se superposerait au décor de la vie, et lui apporterait un nouveau relief. Seul l’amour est capable de ce miracle, et le cœur en chef tisserand d’accomplir cette mission. Il est le tricoteur magique du temps : à partir des mailles défaites, retricoter comme une nouvelle peau au temps, à la vie. Un nouveau vêtement, qui peut alors se superposer jusqu’à se confondre avec le vêtement posé sur cette chaise. Ne dit-on pas que l’on porte un amour…


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